Après une heure de réunion intense, Armand était satisfait de la stratégie de défense du palais. Avec ça, ils pourraient tenter de résister à ce qui les attendait. En tout cas, il l’espérait.
—  Mon Prince, vous ne l’avez pas utilisé.
L’intervention d’Idle, le page de Dragomir qui était resté après que le patriarche a fini d’ordonner à ses généraux comment mettre en place leur stratégie de défense, incita Armand à lâcher des yeux le plan. Quelque chose dans la voix du vampire l’avait interpellé. Et, visiblement, Dragomir l’avait senti lui aussi parce que le métamorphe le vit froncer les sourcils.
—  Aurais-je oublié un des anciens pièges contre les sorcières ?
Se penchant sur la carte, Devika entre les bras puisque ce dernier était venu s’incruster à la réunion après un moment, le patriarche semblait perplexe.
—  Je parle de votre frère, mon Prince, poursuivit Idle.
— Quoi mon frère ? répéta Dragomir, arquant un sourcil.
— Ne vous rappelez-vous pas de ce que disaient les royaux il y a cinq cents ans tout juste après qu’il a été maudit ? Andréas est votre meilleure arme, mon Prince. Il est le soldat ultime. Incapable de mourir et avec une soif de sang intarissable. Si vous comptez vraiment vous lever contre le conseil, vous devez l’utiliser à votre avantage. Envoyez-le sur le champ de bataille. Ordonnez-lui de tuer vos ennemis et de ne revenir que lorsque cela sera fait. Vous êtes son patriarche. Il a le devoir de vous protéger. Utilisez-le.
—  Personne n’utilise personne au sein de Nightfall, prévint Armand qui n’aimait pas la façon dont ce vampire parlait d’Andréas. Mon pote n’est pas une vulgaire arme dernier cri, ok ? Et il a déjà assez à faire avec la transformation de sa compagne en strigoï pour être laissé seul face à une armée entière de royaux.
Armand avait conscience qu’Andréas était immortel et qu’il ne mourrait pas face aux royaux. Cependant, il refusait de laisser son ami partir au combat seul dans son état d’esprit actuel. Et si cet enfoiré suggérait encore une fois le contraire, il allait le tabasser. Dragomir sentit la tension monter d’un cran et leva la main d’un geste apaisant.
— Du calme, métamorphe, personne n’enverra mon frère se battre contre le conseil seul, dit-il avec calme avant de jeter un regard lourd de sens à son vassal. Personne, Idle.
— Mais, mon Prince, il est immortel ! Il survivra si vous…
—  Son corps survivra mais son esprit pourrait ne pas le faire, le coupa Dragomir. Andrei a senti sa compagne mourir pour la seconde fois en l’espace de quelques semaines. Il est fébrile. Si nous le laissons tomber dans une spirale de rage destructrice et sanguinaire, il perdra la raison. Je suis son patriarche, c’est vrai. Et pour cela, je vais le protéger de lui-même s’il le faut.
Sa réponse ne parut pas plaire à Idle qui se renfrogna, mais Armand ne put s’empêcher de sourire de toutes ses dents.
— Je commence peut-être à comprendre ce que Devi a vu en toi, royal. J’apprécie que tu n’envoies pas mon pote à l’abattoir rien que pour protéger ta peau.
—  Andrei est mon frère, métamorphe. Je ne ferai jamais rien qui pourrait le détruire complètement, déclara Dragomir en lui lançant un regard circonspect tout en continuant à caresser le chat de Pallas blotti dans ses bras. Par ailleurs, si je choisis de ne pas envoyer mon frère sur le champ de bataille c’est parce que sa malédiction pourrait ne pas être aussi utile qu’Idle le pense. Puisque James t’a échappé, le sorcier pourrait déjà s’être allié au conseil. Nous avons détruit son coven. Il cherchera à se venger. Il nous a mis en garde. Et puisqu’il est le seul dont la magie peut affaiblir l’immortalité d’Andrei, cela serait prendre un trop gros risque de l’envoyer seul au combat. Non, nous allons nous en tenir au plan et…
—  Vous êtes aussi NOTRE patriarche, mon Prince.
La réplique d’Idle bourrée d’une pointe de ressentiment crispa Dragomir. Le royal plissa les yeux et Armand le vit serrer les dents lorsque son vassal poursuivit avec insolence.
—  Vous avez protégé Andréas pendant cinq cents ans en mettant en danger votre maison à plus d’une occasion. Nous vous avons toujours suivi dans vos choix puisque nos ennemis pouvaient être vaincus. Seulement là … Nous parlons du conseil des vampires ! Maintenant que Rege est mort, Zékiel est devenu le plus puissant des aînés, le plus puissant des vampires toutes générations confondues ! Vous ne parviendrez pas à l’avoir avec de vulgaires pièges. Il viendra ici pour vous éliminer. Pour détruire votre blason et tous ceux qui vous sont fidèles. Si vous vous obstinez à ne pas utiliser votre frère à votre avantage… Livrez-lui au moins la strigoï à son arrivée !
Ces mots firent feuler Devika qui se crispa entre les bras de Dragomir. Idle coula un regard méprisant à l’animal avant de poursuivre, ignorant son hostilité.
—  Andréas est un Ivanov, nous comprenons que vous vous sentiez obligé de le défendre, mais cette fille… Elle est l’ennemie, mon Prince. Si vous l’offrez au conseil, il pourrait vous pardonner vos propres erreurs.
— Mes erreurs ? répéta Dragomir dont le visage s’était figé dans une expression impassible. Et quelles sont-elles, vassal ?
Idle se trémoussa devant le regard froid de son patriarche et se mit à hésiter.
— Vous… Vous vous êtes uni à une sorcière. Vous avez enfreint les lois, fit-il en désignant Devika entre ses bras. Je vous ai toujours été fidèle, mon Prince. Vous savez que je vous ai toujours conseillé au mieux pour préserver votre lignée et votre maison.
—  Tu l’as fait, oui.
—  Alors, écoutez-moi. Le conseil sera peut-être contrarié de voir que vous vous êtes uni à une sorcière, mais il vous le pardonnera aisément si vous livrez la strigoï. Vu l’état de votre… compagne, dit-il les dents serrées, il ne tentera pas de vous éliminer en craignant que vous donniez naissance à un strigoï. Pour tout dire, la plupart des familles royales se réjouiront même de voir que vous avez condamné votre lignée. Les Ivanov ont toujours été bien plus forts et respectés que beaucoup d’autres familles. Et maintenant que vous n’allez plus pouvoir donner d’héritiers à votre maison, ils auront pitié de nous. Ils laisseront tous les vôtres vivre si vous leur montrez être toujours de leur côté.
— En livrant la compagne de mon frère ?
Idle acquiesça avec un entrain qui fit grogner Armand.
— Personne ne va livrer Roxie à qui que ce soit, vampires, les avertit-il. Je ne laisserai pas une telle chose arriver. Et Andréas non plus d’ailleurs !
—  Andréas n’est pas le patriarche de cette maison ! Il n’a aucun droit de décision sur ces terres, siffla Idle en lui adressant un regard mauvais avant de se tourner vers Dragomir. Tous vos vassaux vous ont servi loyalement ces dernières décennies, mon Prince. Vous êtes notre patriarche. Il est également de votre devoir de nous protéger. Et vous savez que si le conseil arrive à nos portes, nous mourrons tous.
Un lourd silence suivit la déclaration du page de Dragomir. Armand bouillait de l’intérieur à l’image de son tigre. Il n’arrivait pas à croire que ce vampire ait l’affront de suggérer de livrer Roxie à l’ennemi devant lui. Un membre de Nightfall ! Un solitaire qui avait juré de veiller sur Roxie et qui la considérait comme un membre de sa famille ! Serrant les poings à l’extrême, Armand tremblait de rage. Il avait été survolté toute la nuit après le combat au coven de James. Son tigre avait envie de bondir sur Idle et de le mâchouiller comme une vieille godasse jusqu’à ce qu’il se vide de son sang. Et si Armand ne l’avait pas encore autorisé à suivre ses envies meurtrières, c’était tout simplement parce qu’il attendait. Le solitaire voulait découvrir quelle allait être la réaction de Dragomir à ces mots.
Le prince aurait sans doute sacrifié Roxie sans une once d’hésitation il y a quelques jours. Seulement, les choses avaient changé. En tout cas, Armand l’espérait car il avait tout de même revendiqué Devika. Et la sorcière aimait Roxie. Elle aurait le cœur brisé de savoir que son compagnon l’avait livrée à l’ennemi. Baissant les yeux sur le chat de Pallas toujours blotti dans les bras du patriarche, Armand attendit. Si la sorcière qu’il considérait comme une petite sœur se retrouvait coincée avec un compagnon indigne de confiance… le métamorphe le buterait pour elle. Il ne pourrait pas la laisser en sa compagnie sachant qu’il serait prêt à tout sacrifier pour sauver sa peau. Aujourd’hui cela pouvait être Roxie, mais demain, cela pouvait très bien être la boule de poils qu’il avait pour compagne.
—  Je vois, souffla Dragomir après un long moment. Idle, réunis tous les membres de la maison dans la salle du trône. Je dois leur parler.
—  Qu’est-ce que tu comptes leur dire ? demanda Armand, tendu à l’extrême, mais Dragomir ne lui répondit pas.
En silence, il quitta la pièce et le métamorphe suivit à grandes enjambées.
— Dragomir ! insista-t-il en voyant le vampire poser Devika par terre pour qu’elle le suive librement. Tu n’as pas intérêt à accepter cette folie !
Le prince lui coula un regard, mais ne lui prêta pas plus d’attention que cela, ce qui accentua la frustration d’Armand. Le solitaire fut contraint d’attendre que les vampires se réunissent dans la salle du trône pour enfin savoir ce que tramait Dragomir. Assis sur son trône imposant taillé dans l’obsidienne la plus noire qu’il ait jamais vue, Devika sur les genoux, le vampire se contentait de jouer avec le pelage de sa compagne en silence. Lorsque la majorité des membres du nid s’agglutinèrent dans la pièce, il finit par s’intéresser à la soixantaine de vampires devant lui.
— Vous êtes tous au courant qu’un grand danger menace cette maison, commença le prince d’une voix forte sans aucun préambule. Le conseil des vampires est en chemin pour nous détruire parce qu’il nous croit coupables de la destruction des nids causée par les strigoï. Les Ivanov n’ont rien à voir avec ces attaques, mais en raison de l’union du prince Andréas avec la cheffe de Nightfall ainsi que de la destruction du coven de James Pendle, le conseil se méprend sur nos intentions. Il pense que nous soutenons ceux qui ont tué les nôtres et réduit en asservissement des dizaines de solitaires. J’aimerais pouvoir vous assurer qu’une fois que Zékiel sera là , je parviendrai à le convaincre de notre innocence. Malheureusement, cela n’est pas le cas. Le président du conseil ne m’écoutera pas. Il refusera de croire en ma parole puisque nous avons parmi nous une strigoï.
Cette réalité fit murmurer quelques vampires dans la foule, mais le silence revint très vite lorsque Dragomir se leva de son trône.
— Certains d’entre vous pensent sans doute que le pire peut être évité si nous livrons la compagne de mon frère au conseil… Mais sachez que je n’ai aucune intention de faire une telle chose. En s’unissant à Andréas, Roxie Creighton est devenue tout autant une Ivanov que ma propre compagne. Et, si je suis parfaitement conscient que vous avez tous juré fidélité aux Ivanov, vous ne vous attendiez sans doute pas à devoir un jour défendre une strigoï. Voilà pourquoi je vous offre une opportunité de partir.
— Partir, maître ? l’interpella quelqu’un dans la foule avec une pointe d’appréhension qui se reflétait sur les visages des autres vampires.
— Je ne compte pas livrer ma compagne ni celle de mon frère au conseil, déclara Dragomir, la tête haute. J’ai longtemps cru que sacrifier notre bonheur au nom des traditions et des lois permettrait à cette maison de briller avec autant de ferveur que par le passé. Malheureusement, mes décisions ont failli briser les Ivanov à plus d’une occasion. Elles ont failli détruire ma fratrie et ma famille. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je refuse de poursuivre dans cette voie. Je suis parfaitement conscient des traditions et des lois que je bafoue en choisissant de changer le rôle de patriarche. Je sais que beaucoup d’entre vous ne verront pas ces changements d’un bon œil. Mais je ne compte pas revenir en arrière.
Tout en parlant, Dragomir posa le chat de Pallas de Devika sur son trône. Armand remarqua que plusieurs vassaux ouvrirent la bouche, choqués par ce geste. Visiblement, personne d’autre que le patriarche n’était censé se trouver sur cette chaise. Cela passait lorsque Devika était sur les genoux de Dragomir mais, maintenant, cela donnait une tout autre image. Celle qu’elle était tout autant aux commandes du clan que le prince lui-même. Armand saisit que Dragomir avait prémédité son geste à la façon dont il se tint droitement face aux siens.
—  Lors du bannissement de mon frère, le conseil a très bien fait comprendre que si jamais Andrei prenait une compagne, les Ivanov auraient tous les droits sur sa vie. Et en tant que patriarche de la maison, je choisis de protéger Roxie, peu importe sa nature. Alors, même si ma décision risque de détruire cette maison, il est hors de question que je trahisse mon serment de protéger les membres de ma lignée. Toutefois, cette décision est la mienne. Je fais le choix d’affronter le conseil et d’y rester si Zékiel s’obstine à ne pas voir la vérité. Et puisque chacun d’entre vous comptez tout autant pour moi que ma fratrie, je tiens à vous laisser la liberté de choisir. Si vous ne souhaitez pas combattre à mes côtés pour défendre le nom et l’honneur des Ivanov, l’avenir que je souhaite offrir à cette maison avec de nouvelles traditions et une nouvelle perspective de vie… Vous pouvez partir.
Armand saisit enfin l’intention de Dragomir. Puisqu’il était aussi le patriarche de la soixantaine de vampires du nid, il avait aussi le devoir de veiller sur eux. Et étant donné leur chance minime de remporter la bataille, il préférait leur laisser le choix de le suivre dans la mort si tel était leur destin plutôt que de les y contraindre. Quelque part, Armand trouva cela très noble de sa part. Et bien que cela risquait de les foutre dans la merde et de remettre en question toutes les stratégies qu’ils avaient mises en place à l’instant, il ne dit rien.
—  Il n’y aura ni rancune ni vengeance si vous décidez de partir…
— Personne ne va partir, mon Prince ! s’écria quelqu’un dans la foule, suivi de plusieurs autres.
—  Nous sommes des Ivanov ! Nous défendrons les couleurs de cette maison !
—  Jusqu’à la mort s’il le faut !
Un brouhaha s’éleva et Dragomir dut lever la main pour ramener le silence. Armand eut un frisson le long de l’échine lorsqu’il vit le pouvoir que le statut de prince donnait à Dragomir. Ces derniers avaient un regard déférent à l’égard du prince. Le métamorphe avait l’impression que la plupart se seraient tiré une balle dans la tête si Dragomir le leur avait demandé…
—  Je sais que chacun d’entre vous fait partie de cette maison. Vous êtes autant des Ivanov qu’Andrei, Kamila et moi, mes amis. J’ai été fier de vous avoir à mon service. Seulement, je vous demande de réfléchir sérieusement aux conséquences qu’aura votre décision. Le conseil peut arriver à n’importe quel moment à présent. Si vous ne vous sentez pas capables de l’affronter, si vous n’en avez pas envie ou si vous ne souhaitez plus vous battre pour un patriarche ayant choisi une sorcière pour compagne et protégeant une innocente strigoï… partez. Faites passer le mot à tous ceux qui sont déjà en position autour du palais pour le protéger. Vous avez jusqu’au lever du soleil pour prendre une décision.
 Sans attendre que les siens réagissent à l’ultimatum qu’il venait de poser, Dragomir récupéra le chat de Pallas sur le trône et quitta la salle. À la seconde où il fut hors de portée, le silence se rompit dans la pièce. Armand vit tous les vampires du clan s’agiter et s’inquiéter. Aucun maître n’aurait laissé partir ses soldats aussi aisément alors que le nid allait être attaqué. Certains se demandaient si Dragomir n’avait pas perdu la tête. D’autres le respectaient encore plus pour cette opportunité qu’il leur offrait. Car, à n’en pas douter, bien que l’aîné des Ivanov fasse tout pour protéger les siens et ses terres, il avait conscience du danger qui approchait. Et puisqu’il était leur patriarche et avait passé sa vie à décider de ce qui le mieux pour eux, il leur offrait désormais l’opportunité de prendre en main leur destin.
Ouais, je comprends mieux pourquoi Devi est tombée amoureuse de lui, pensa Armand en sortant de la salle. Dragomir n’était pas complètement à jeter comme surnat. Avec le temps, le métamorphe pourrait peut-être l’apprécier tout comme avec Andréas. Mais pour cela, ils devraient survivre à ce qui les attendait…