Avec le choix que Dragomir avait offert aux siens, Armand s’était décidé à faire le guet sur les remparts lui-même de crainte qu’on les attaque pendant que les vampires fuyaient. Il avait surveillé les environs toute la nuit et avait vu quelques autres vampires quitter le palais. Il en avait compté dix. Le métamorphe avait cru que cela n’était pas si mal sur la soixantaine qui vivait au palais. Seulement, le spectacle qu’il découvrit en retournant à l’intérieur du château fit remonter sa tension à vitesse grand V. Au milieu du couloir menant à la chambre de Roxie et Andréas, Dragomir était en train de balancer par la fenêtre plusieurs cadavres.
—  Ce sont des vampires du conseil ?
Puisque Zékiel ne les avait pas encore attaqués, Armand supposait qu’il avait envoyé des espions s’assurer que Roxie n’avait pas une armée de goules à son service comme le strigoï qui avait détruit le nid Domont à Paris. Mais Dragomir le détrompa.
—  Non, ce sont les miens, déclara le patriarche d’un ton posé qui filait la chair de poule. Ou du moins, ils étaient des Ivanov avant qu’ils se disent que tuer la compagne de mon frère au beau milieu de la nuit serait une bonne idée.
—  Ils ont tenté d’éliminer Roxie ?!
Dragomir acquiesça tout en attrapant le col du dernier vampire à qui on avait arraché le cœur pour le jeter dans le vide.
—  Certains se sont visiblement dit que si je n’avais plus de strigoï liée à ma fratrie, je n’aurais plus de raison de lever mes armes contre le conseil. Je m’attendais à ce genre de réaction alors j’ai surveillé le secteur toute la nuit. À présent, entre ceux que j’ai tués et ceux qui ont fait défection, je dois sans doute m’estimer heureux d’avoir encore un semblant de nid à mes côtés.
Sa réflexion intrigua Armand qui s’approcha de la fenêtre pour compter le nombre de vampires qui avaient tenté de s’en prendre à Roxie pendant qu’il patrouillait dehors.
— Bordel, jura-t-il en entrapercevant une quinzaine de silhouettes fracassées contre les pics bordant la falaise sur laquelle était perché le palais. Combien de tes vassaux ont déserté en plus de ceux-là  ?
—  Dix-sept. Les plus jeunes sont tous partis.
Eh merde, pesta le tigre dont l’animal s’agitait dans son esprit. Cela signifiait que le nid des Ivanov avait été réduit de moitié.
—  Tu n’aurais jamais dû leur offrir le choix de partir…
— Préférais-tu qu’ils te plantent un couteau dans le dos en plein combat parce que leur allégeance changerait sous le coup de la peur, métamorphe ? siffla Dragomir qui, malgré son air impassible, semblait affecté par cette trahison.
Il avait été un bon patriarche. En tout cas, il avait dévoué sa vie à faire de son mieux. Il avait saigné et combattu auprès des siens à plus d’une occasion pendant les guerres ayant opposé les Ivanov aux sorcières. Mais visiblement, face à la puissance du conseil, les siens ne l’estimaient pas assez fort pour remporter cette bataille.
— Au moins, maintenant, nous savons que ceux qui sont restés te sont fidèles et ne risquent pas d’empoisonner qui que ce soit pour venir foutre un peu plus le bordel, déclara Armand en rappelant délibérément la situation qui avait eu lieu avec Kamila et qui avait conduit à ce chaos. C’est déjà ça de pris.
Dragomir se crispa Ă ces mots et lui coula un Ă©trange regard.
— Est-ce que tu l’as vue ? Ma sœur, je veux dire.
— Non, pourquoi ?
— Parce qu’elle n’est pas dans sa chambre… À notre retour de Bucarest, je n’ai pas eu le temps d’aller la voir. Puisque je m’attendais à ce que Zékiel ordonne une attaque d’entrée de jeu, j’ai voulu organiser nos défenses… Je pensais qu’elle m’avait obéi et était rentrée au palais… Mais, tout à l’heure, je l’ai cherchée pour lui offrir le même choix qu’aux autres membres de la maison et je ne l’ai pas trouvée.
—  Peut-être qu’elle n’a pas trouvé de taxi prêt à faire deux heures de route à travers les Carpates pour la ramener au bercail ?
Haussant les épaules, Armand se foutait complètement de ce qu’était devenue la princesse. Ils avaient suffisamment de problèmes pour se soucier d’une addicte au sang de junkie en qui ils ne pouvaient avoir confiance. Mais à l’évidence, ce n’était pas le cas de Dragomir dont le visage s’assombrit.
— Si elle est restée à Bucarest… Nous devons aller la récupérer.
— Tu ne crois pas qu’on ait des choses plus urgentes à faire que de materner ta sœur ?
—  Et toi, tu ne saisis pas l’importance que Kamila a dans cette guerre, claqua le patriarche en lui tendant un morceau de parchemin déchiré.
Armand fronça les sourcils et récupéra le message.
—  Un corbeau m’a apporté cette missive, cracha Dragomir, hors de lui. Elle vient de James. Visiblement, il est prêt à oublier que j’ai brisé notre accord en récupérant mon soi-disant paiement alors qu’il a tenu parole et brisé le lien d’union entre Andrei et sa compagne. Mais il impose une condition.
— Il veut que tu lui livres ta sœur ? Pour quoi faire ?
—  James est obsédé par Kamila. Presque autant qu’elle le craint, admit l’aîné des Ivanov en grinçant des dents bruyamment. Kam a passé cent ans à le servir. C’était le deal pour qu’il nous aide à corrompre la décision du conseil des sorcières afin qu’il maudisse Andrei au lieu de le tuer dans d’atroces souffrances. Et je ne sais pas ce qu’il s’est passé durant ce siècle… Mais James a tenté à plus d’une occasion de marchander avec moi pour récupérer Kamila après ses cent ans de servitude. J’ai toujours refusé très clairement, peu importait ce qu’il me proposait en échange. Seulement, James n’est pas du genre à laisser tomber lorsqu’il veut quelque chose. Et visiblement, toutes ces années, il a trouvé un moyen de nous épier parce qu’à présent il sait que je me retrouve au pied du mur et il souhaite profiter de la situation.
—  Il ne s’est toujours pas allié au conseil, lut Armand. Il prétend qu’il ne leur offrira pas son aide pour affaiblir la malédiction d’Andréas si tu lui livres pour cent nouvelles années Kamila…
—  Si James n’aide pas le conseil, cela pourrait dissuader ce dernier d’attaquer pendant un temps et nous offrir l’opportunité de prouver notre innocence, fit Dragomir, la mine sombre. Mais j’ai juré de ne plus jamais laisser cet enfoiré poser un seul de ses doigts vicieux sur ma sœur. Alors je ne compte pas accepter son offre. Cependant… Je suis certain de ne pas être le seul à qui il a proposé un tel marché.
Je vois, pensa le tigre face à cette missive. Armand comprenait mieux pourquoi le conseil ne leur était pas tombé dessus dans la nuit comme ils l’avaient craint. Même avec tous les royaux de son côté, Zékiel ne pouvait faire face à l’immortalité d’Andréas. La malédiction du dernier de la fratrie Ivanov était une bénédiction en fin de compte. Elle maintenait à l’écart pour le moment le conseil. Encore plus sachant que ce dernier avait conscience de la force d’Andréas. L’ex-agent du B.A.S. avait massacré seul trois covens de sorcières il y a cinq cents ans. Et avec sa malédiction qui l’empêchait de mourir, il pourrait combattre éternellement les royaux jusqu’à ce que le dernier tombe. Cela même s’il était le seul Ivanov restant sur le champ de bataille. Alors, le conseil ne prendrait pas le risque d’attaquer avant de pouvoir le neutraliser. Avant d’avoir obtenu l’aide de James. C’était pour cette raison que Zékiel s’était trouvé à Bucarest lorsque Nightfall avait massacré le coven de James. Il voulait marchander son aide après avoir entendu parler de l’union d’Andréas avec Roxie. Et au vu de ce message, Armand se doutait que James avait dû leur proposer un deal de ce genre. La princesse Ivanov contre son aide.
—  Je comprends mieux pourquoi tu t’inquiètes de sa disparition. Ta sœur est la seule chose qui maintient James et le conseil à distance… Tu es certain qu’elle n’est pas dans le palais ?
—  J’ai regardé partout, elle n’est pas là . Elle a dû rester à Bucarest…
—  Ok, fais-moi une liste, lâcha le solitaire en sortant son téléphone et activant son mémo.
— Une liste ?
—  Donne-moi le nom de tous les bars, les clubs et les taudis où ta sœur se rend à Bucarest pour une dose. Je vais aller la chercher.
Armand ne voulait pas quitter Roxie, Devika et Andréas alors que le danger approchait. Cependant, maintenant qu’il savait Dragomir prêt à tuer y compris les siens pour les membres de Nightfall, il était disposé à traiter les urgences. Et trouver cette princesse capricieuse en était une.
—  Kamila ne se montrera pas à un étranger, métamorphe. J’ai mis trois ans à la retrouver lorsque j’ai découvert son addiction. Elle a tenté de me fuir parce qu’elle savait que je la forcerais à se sevrer. Et je n’ai réussi à la retrouver que parce qu’elle le désirait en fin de compte… Lorsqu’elle veut fuir quelqu’un, elle sait s’y prendre malgré tout le sang de junkie qu’elle ingurgite. Si le conseil ne l’a pas encore trouvée, tu n’y parviendras pas non plus.
—  Avec son addiction et les clubs de la ville à portée de main, je doute que ta sœur ait une quelconque notion du danger qu’elle court. Tout comme celui que nous courons. Alors, je ne m’en fais pas trop. Elle ne sera pas bien difficile à trouver.
Bon sang, ce qu’Armand détestait avoir tort ! Cela faisait deux jours que le métamorphe sillonnait les rues de Bucarest à la recherche de la princesse Ivanov. Il avait fouillé toutes les boîtes, surnaturelles et humaines, pour s’assurer qu’elle ne s’y trouvait pas. Kamila s’avérait plus douée qu’il l’avait cru pour se cacher. Agacé face à ce constat, Armand remonta sur la moto qu’un des vassaux des Ivanov avait mise à sa disposition. Extirpant un plan de Bucarest de la poche de sa veste, il le fixa, mâchoire serrée. Des dizaines de croix rouges barraient la plupart des clubs, bars et squats de la ville. Armand les avait déjà écumés à deux reprises, mais Kamila ne semblait pas s’y trouver. Peut-être qu’elle avait quitté la ville ? Si c’était le cas, cela n’arrangeait pas ses affaires. Il ne pourrait pas faire toutes les petites villes environnant Bucarest. Cela lui prendrait une éternité…
—  Bon sang, c’est dans ces moments-là qu’une sorcière est utile, maugréa-t-il avec irritation, agacé de faire chou blanc.
Si Ichiro ou Devika avaient été avec lui, ils auraient déjà utilisé l’un de leurs sorts de géolocalisation pour retrouver la vampire. Armand avait un bon flair pour traquer une piste fraîche en tant que métamorphe, mais sur ce coup, c’était de la magie dont il avait besoin.
Serrant les dents, le tigre tenta de penser comme sa proie. Elle avait été chamboulée lorsqu’elle avait compris qu’elle avait trahi Dragomir en livrant Roxie et Devika à James. Celui qui l’avait envoûtée lui avait fait croire que c’était la volonté de son patriarche, celle de Dragomir. Il lui avait fait croire qu’ainsi, le prince lui pardonnerait sa rechute. Alors découvrir qu’on s’était servi d’elle pour atteindre celui dont elle cherchait à obtenir l’approbation ne devait pas lui avoir fait que du bien. Si Armand était Kamila… Il aurait eu besoin d’un moyen d’extérioriser sa douleur. Voilà pourquoi Armand était certain qu’elle avait cherché un endroit où s’abreuver d’une veine humaine gorgée de stupéfiant. Elle avait besoin de se décharger émotionnellement. Sauf qu’il avait déjà fait tous les endroits susceptibles d’accueillir ce genre de public… Tous sauf un, pensa-t-il à l’instant où son regard tomba sur l’emplacement du cimetière de la ville.
Armand savait que certains vampires solitaires s’enterraient dans des cimetières lorsqu’ils n'avaient aucun nid pour veiller sur leur dépouille. Ils n’étaient pas nombreux à le faire compte tenu des risques que cela représentait. Si quelqu’un de mal intentionné découvrait leur planque, il pouvait ne jamais se réveiller. Toutefois, si les solitaires prenaient ce risque, c’était parce que des humains paumés et par moment stones s’aventuraient dans les cimetières en pleine nuit. Et pour des créatures comme les vampires qui avaient besoin de sang dès leur réveil pour ne pas être une proie facile, c’était du pain béni. Avec ces humains, ils pouvaient s’abreuver pour retrouver leurs forces après leur sommeil et se défendre en cas de pépins.
Rangeant le plan de la ville dans sa poche, Armand démarra sa moto et partit en trombe vers le cimetière. Zigzagant entre les voitures, il ne mit pas plus d’une dizaine de minutes pour arriver à destination. Il prit soin de se garer à quelques blocs. Il était plus de deux heures du matin. Si on le voyait s’introduire dans le cimetière, il risquait d’attirer l’attention des autorités et Armand préférait éviter cela. La discrétion était de mise. Et pour cela, il n’y avait rien de mieux que son félin.
Bien qu’imposant, son tigre était doté d’une grâce féline propre à son espèce. C’était grâce à lui qu’Armand parvenait toujours à s’introduire sur les territoires des clans qui voulaient engager Nightfall sans se faire repérer. Alors, sans y penser davantage, le métamorphe se déshabilla à l’abri des regards et se transforma. Dès que cela fut fait, le tigre s’élança à travers les buissons avec fluidité. Armand était bien plus rapide sous cette forme. Ses coussinets étouffaient le bruit, ce qui lui offrait vélocité et discrétion tout-en-un. Il ne se fit donc pas prier pour foncer à travers les stèles et les tombeaux. La bête ralentit cependant l’allure lorsqu’elle aperçut plusieurs silhouettes près d’un caveau. Le tigre retint in extremis un feulement féroce en reconnaissant les traits de deux vampires.
—  Où est-elle, humain ?! tonna l’un d’entre eux, secouant un jeune d’une vingtaine d’années par les épaules.
—  Je vous… vous ai dit que je ne sais pas de qui vous parlez ! Je ne connais aucune Kamila !
—  Il ment, soupira le deuxième vampire qui tenait un châle entre les mains. Ce vêtement est à elle. Le blason des Ivanov s’y trouve et je doute que Dragomir se soit amusé à venir dans ce secteur. La princesse doit être dans le coin et cet humain sait où elle est.
— Je n’en sais rien ! pleurnichait ce dernier, les yeux écarquillés par la peur. J’ai trouvé ce foulard par terre près d’une tombe ! Je comptais l’offrir à ma copine parce qu’il est joli mais… Vous pouvez le garder ! Pitié… Pitié, ne me faites pas de mal…
—  C’est une plaie que toutes ces drogues brouillent son esprit, grommela l’un des vampires ne prêtant aucune attention aux supplications de l’humain. J’aurais pu l’envoûter s’il n’était pas complètement stone…
—  Essaie une nouvelle fois. Si cela ne marche pas, nous le tuerons et continuerons à chercher. Zékiel a besoin de la princesse Ivanov pour se débarrasser de l’immortalité du dernier de la famille et éliminer la menace que cette lignée représente avec leur strigoï domestiquée.
Le métamorphe aurait pu tourner les talons, comprenant que Kamila n’était pas dans le coin et que le conseil faisait tout aussi chou blanc que lui. Cependant, entendre ces vampires royaux insulter Roxie l’irrita. Alors, profitant du fait qu’ils soient concentrés sur l’humain, le félin se glissa derrière eux et bondit. Avec une férocité sans nom, le tigre planta ses dents de sabre dans la jugulaire du premier vampire. Il ne prit pas de gants pour lui arracher un bout de gorge tandis que ses griffes s’enfonçaient dans son dos. Un léger grognement d’enthousiasme lui échappa lorsque le vampire se vida de toute vie et s’affaissa sous son attaque.
—  Bordel ! Un tigre à dents de sabre, s’exclama le second vampire. Je croyais cette fichue espèce d’alpha disparue ! Et tu as tué Dale… Je vais te faire payer ça, métamorphe !
Se jetant sur lui, le vampire sortit les crocs pour se battre. Il ne devait pas être un royal très puissant parce qu’Armand ne mit pas très longtemps à prendre le dessus. Courant dans sa direction, la bête percuta de plein fouet son adversaire et planta ses dents acérées dans son flanc. Un hurlement strident rompit le silence révérencieux du cimetière et le vampire tenta de s’arracher à sa prise. Malheureusement, une fois qu’un tigre à dents de sabre attrapait sa proie, il ne la lâchait pas. Il faisait tout le contraire d’ailleurs. Refermant davantage la gueule, il broya littéralement les côtes du vampire. Le tigre joua pendant quelques minutes avec sa cible, le faisant hurler sans aucune discrétion tandis qu’il lui perforait les organes de ses dents. Puis, après un moment, lorsque ses cris furent étouffés par le sang, il lâcha prise et l’acheva.
Cela soulagea Armand de buter ces vampires. Après tout ce qu’ils avaient vécu à cause des royaux, en tuer deux était libérateur. Tout comme savoir que le conseil n’avait pas encore mis la main sur Kamila. Satisfait, le tigre s’apprêtait à tourner les talons et disparaître, n’ayant plus rien à faire ici. Cependant, un mouvement près d’une stèle attira son regard. Le museau imbibé de sang, Armand braqua ses yeux dorés vers l’humain qui n’avait pas bougé pendant l’attaque.
—  Bordel, il faut que j’arrête de consommer, j’ai des hallucinations… D’horribles hallucinations !
Voyant l’humain se lever pour partir en courant, le tigre hésita à le tuer pour ne laisser aucun témoin. Mais au bout du compte, Armand le laissa partir. De toute façon, personne ne le croirait au vu de son état. Lui-même pensait avoir halluciné, alors le secret de l’existence des surnats ne craignait rien. Le tigre devait simplement se débarrasser des cadavres des vampires et repartir au plus vite chercher Kamila. Car la présence de ces deux royaux prouvait que le conseil cherchait activement la princesse pour passer un accord avec James.